Cru / À point / Bien cuit
Du 23 mars au 17 avril 2009
Sandra Alfoldy
Clement Greenberg prenait plaisir à provoquer les céramistes. Dans l’allocution d’ouverture d’un symposium sur la céramique à Syracuse, New-York, en 1979, Greenberg a prétendu « que vers la fin de la décennie ’60 … le brouillage et l’entremêlement des techniques » a eu pour résultat « que l’inviolabilité des frontières entre les différentes techniques » s’est relâchée1. La préoccupation exprimée au sujet de la nomenclature et de la situation de la céramique dans ce nouvel environnement, a-t-il affirmé, est une perte de temps, alors « que la céramique est laissée, abandonnée, au modeste potier : c’est à dire la céramique proprement dite 2 ». Au moment même où Greenberg exaspérait les céramistes à Syracuse, l’Université Concordia mettait sur pied son Programme de céramique dans l’édifice VA (des arts visuels). Le nouveau département avait été développé pour « offrir un contexte reliant la pratique contemporaine à une riche et diverse histoire matérielle … [dans le but de fournir] aux étudiants un point de départ pour la recherche dans divers sujets s’échelonnant depuis les métiers traditionnels jusqu’à la technologie d’avant-garde. »3 Le moment était bien choisi par Concordia. La céramique en tant que domaine défonçait les barrières traditionnelles, et en dépit de la prétention agaçante de Greenberg à l’effet que l’argile sculptée ne pouvait passer proprement pour de la céramique, un champ nouveau et captivant d’approches était accessible. Concordia profitait de l’absence de précédents dans la production de terre cuite utilitaire, ou de la peinture sur porcelaine, ou de « l’humble pot brun » idéalisé par Bernard Leach. S’ouvrait un monde infini de possibilités. David Dorrance, récemment diplômé d’une maîtrise en beaux-arts de l’Université du Wisconsin, devient le premier instructeur du nouveau département de céramique au programme duquel il apporte son approche interdisciplinaire (brouillage des techniques). Dorrance avait recours à l’argile quand ça convenait à ses idées, et il n’hésitait pas à la mélanger à d’autres matériaux depuis le latex et le caoutchouc jusqu’à la résine de polyester4. Dès le début, la céramique a toujours fonctionné hors norme à Concordia.
Quelque trente ans plus tard, cette approche insoumise demeure entière. Il est certain que la majorité des départements de céramique en Amérique du Nord se vantent de leur savoir interdisciplinaire, mais Concordia continue d’offrir quelque chose d’unique – l’éventail culturel le plus riche du Canada. Comme le démontre l’exposition Cru / À point / Bien cuit, il existe une interaction et une tension constantes entre les identités et les langages. Ici, à Concordia, on ne s’en rapporte pas à William De Morgan ou à Limoges comme porte-étendard culturel universel (ce que font avec suffisance certaines institutions) ; alors que les diverses disciplines sont plutôt réunies par l’appréciation des possibilités de l’argile. Les talents diversifiés d’élèves, d’enseignants et de diplômés s’entrecroisent dans cette exposition. Qu’il s’agisse des longues connaissances de Kit Griffin, qui a agi comme technicienne en céramique depuis le début du département, ou de l’effet émergeant d’étudiants de premier cycle comme Adréanne Hudon, Colleen Dwyer MeLoche et Karen Lampcov, l’exposition Cru / À point / Bien cuit met en lumière la décentralisation du programme.
Même si l’exposition met en évidence une vaste gamme de concepts, de matériaux et de techniques, deux grands thèmes s’en dégagent : nature et culture. Le titre de l’exposition fait indirectement allusion au texte anthropologique fondateur de Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit. À l’instar de Greenberg, dont le postulat était que l’approche interdisciplinaire de la décennie ’60 conduirait à d’intéressants regroupements dans les arts, Lévi-Strauss estime que des catégories empiriques « peuvent néanmoins être utilisées en tant qu’outils conceptuels desquels on peut élaborer des idées abstraites et les combiner sous forme de propositions5 ». Comme le démontrent les œuvres de cette exposition, le fait d’adhérer aux attentes traditionnelles (on pourrait prétendre à des catégories empiriques) comme une politique d’endiguement dans le domaine de la céramique, n’a pas été abandonné par le département de céramique de Concordia. Toutefois, on assume que les « données » empiriques seront résumées et reformulées en propositions plus vastes, à l’exemple des théières miniatures de Céline Lepage qui évoquent des associations entre le genre, l’ornement et la domesticité par le biais des formes d’argile les plus ordinaires, et les pièces de porcelaine tournées de Diane Brouillette où l’on trouve du perçage, du repliement et la marque d’une main habile qui pousse et tire pour mettre en évidence la plasticité inhérente du médium.
Le cru et le cuit de Lévi-Strauss explorait la dichotomie entre nature et culture par l’examen de mythes mais c’est l’analogie avec la cuisson qui énonçait le plus puissamment l’altération de la nature à la culture. Ce thème se retrouve dans plusieurs pièces de l’exposition. L’œuvre de Daphna Lewinshtein, par le dépouillement de magnifiques détails de cellules végétales, présente en tant que culturels les liens micro-organiques entre la nature et les aliments. Lewinshtein suggère que faire de la céramique c’est comme faire la cuisine – les deux activités reposent sur la foi et l’habileté de se réjouir des surprises et de la spontanéité. Les légumes abstraits de Collen Dywer MeLoche sont gaiement empilés sous des formes qui suggèrent des jeux de blocs d’enfants. Son intérêt pour l’ambiguïté qui existe ente le jeu, le désir et l’innocence n’est pas sans rappeler au spectateur qu’un facteur important pour « civiliser » les enfants implique la maîtrise de leurs frustres émotions naturelles pour en faire des adultes « cultivés ». Les baguettes bulbeuses de Carmela Laganse amalgament les visées de l’enfance aux hybrides culturels populaires et évoquent la séparation entre le corps, site de nos impulsions initiales, et la pensée, siège du « progrès » et de la civilisation. Le côté plus sombre de la cuisson est aussi un sujet partagé. Les trophées de chasse personnalisés d’Andréanne Hudon ont recours à des détails féminins « quétaines » pour mettre en évidence l’ironie d’étaler des aliments dans votre foyer plutôt que dans votre assiette. The Dining Room de Vency Yun expose une longue table, isolée et obsédante, en tant que métaphore du petit intestin. Ici, on explore l’identité personnelle de Yun par le biais de sa relation pénible avec l’acte social de manger mais elle considère aussi les aliments comme un portail de la culture. Shelly Low en remet de façon plus explicite dans ses vidéos Pagoda et Dragon qui critiquent « l’exotisme arrangé » du restaurant chinois et la problématique des stéréotypes nord-américains pour les citoyens canadiens d’origine chinoise. L’identité individuelle est marquée dans les figures de Jean-Pierre Larocque où l’enchevêtrement des couches sert de métaphore pour la profondeur de la personnalité. C’est aussi un rappel matériel de l’approche artistique de Larocque par laquelle il crée l’impression « de la nature inachevée et imprécise » de son œuvre. Laurence Vallières taquine la mince démarcation qui sépare le puissant individu de la société contemporaine (ici un homme d’affaires) et son prédécesseur évolutif, le singe. Décidément politique, Vallières se demande comment la crise économique actuelle sera perçue par des générations futures.
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Dans Le cru et le cuit, Lévi-Strauss utilise une approche ethnographique pour retracer comment le mythe d’une communauté peut être graduellement amplifié jusqu’à devenir universel. Évidemment, l’universalité est un concept contesté par notre monde postmoderne et, comme le démontrent les vidéos Pagoda et Dragon, des stéréotypes rendus essentiels sont au cœur de cette idée, toutefois, alors que la culture se dégrade en perspectives individuelles, la nature peut être plus facilement traitée comme un point de référence poétiquement partagé. À travers l’exposition Cru / À point / Bien cuit, plusieurs artistes explorent comment la culture reflète la nature. Dans Parcelles de temps sauvage (deuxième version), Francine Potvin empile l’un des éléments naturels les plus négligés – la mauvaise herbe. On a mis sur pied des industries entières en vue d’exterminer la mauvaise herbe, considérée par plusieurs comme un indice de milieu inculte, mais Potvin nous remet à la vue la beauté tenace de cette flore diffamée. Pour sa part, Amélie Proulx avoue qu’elle est préoccupée par la nature et son Catalogue des Gravités Célestes a recours à une méthode scientifiquement soignée pour recueillir des images qui sont par la suite animées au moyen de minces feuilles de porcelaine. La métamorphose et l’argile en tant que métaphores sont fortement suggérées ici alors que la terre et le feu donnent naissance au ciel. Les fleurs en porcelaine de Thérèse Chabot, d’une beauté éphémère et fragile, sont un amer rappel que la nature est apte à simuler la culture. L’œuvre de Chabot s’inspire de la dévastatrice tempête de glace de 1998 qui avait laissé des milliers de personnes sans électricité dans le climat frigorifique de janvier. La tempête l’avait séduite par la beauté de la glace cristallisée sur les branches d’arbres, mais rapidement sa force brutale l’avait dépouillé de sa splendeur. Ses fleurs de porcelaine, comme la glace et la neige, sont sans couleur et n’offrent que des vestiges de la chaleur et de la croissance de l’été. Cette œuvre a un sens profond pour tous les artistes de l’exposition, qui malgré leurs différences culturelles, partagent le froid de l’hiver montréalais. Les blocs de construction biomorphiques en terra-cotta d’Élizabeth Gélinas parlent du lien entre la créativité et le jeu, mais évoquent aussi à quel point la matérialité de l’argile est intimement reliée à la nature. En vérité, la céramique est elle autre que de l’argile cuite, de la terre et de l’eau ? Des aspects textiles s’ajoutent à la matière de l’argile dans les formes de fils de coton tricotés, coulées dans la porcelaine et cuites par Karen Lampcov. Ces objets donnent l’impression de vaisseaux et d’environnements architecturaux mais la première lecture est confuse car elle est en trompe-l’œil et se fiche de nos attentes de l’argile en tant que matériau.
Il est évident que les céramistes qui font partie des trente ans d’histoire de Concordia se plaisent à manipuler les propriétés matérielles de l’argile. En dépit de leur enthousiasme pour l’expérimentation, il reste apparent qu’ils ne craignent pas de retrouver des formes techniques et traditionnelles de la céramique. La prétention de Greenberg que la « vraie » céramique appartient au vaisseau ne s’applique pas ici. Le département de céramique de Concordia n’a jamais fait de cas de ces divisions hiérarchiques artificielles ce qui le place en excellente position pour embrasser l’avenir. L’œuvre Hieroglyphs de Twyla Exner présente un lien entre le passé et le futur. Par la découverte d’une carte mère d’ordinateur recouverte de symboles qui lui rappelaient les hiéroglyphes égyptiens, Exner fut inspirée de faire des recherches sur un type de pile qui aurait existé quelque 250 ans av. J.-C. Son installation se compose d’urnes en terra-cotta qui ressemblent à des jarres d’huile d’olive, remplies de vinaigre et reliées entre elles par des fils de cuivre qui produisent une source d’énergie pour alimenter deux hauts-parleurs et un Ipod. Plutôt que de faire une référence oblique au passé à l’avenir, Exner les ramène tous les deux à la vie. On ne craint pas les nouvelles technologies, on les embrasse plutôt en tant que l’une des nombreuses voies vers le futur. Connaissant l’ouverture d’esprit de Concordia et sa rigoureuse approche à la céramique, tel que le démontrent les œuvres présentées dans Cru / À point / Bien cuit, il apparaît évident que l’avenir réserve de sensationnelles possibilités.
Clement Greenberg, “The Status of Clay,” dans Garth Clark, ed. Ceramic Millennium (Halifax, NSCAD Press, 2006): 4.
2 Ibid., 6.
3 Concordia University Ceramics Newsletter (December 2005), Vol. 1: 1.
4 Suzanne Devonshire Baker, Artists of Alberta (Edmonton: University of Alberta Press, 1980): 64.
5 Claude Lévi-Strauss, The Raw and The Cooked (Chicago: University of Chicago Press, 1983): 1. (notre traduction) |